Trois… six… neuf…

L’histoire de l’œuvre

Texte rédigé de juin 1941 à juin 1942 ; publication préoriginale, la même année, dans Le Petit Parisien ; édition originale : Corrêa, décembre 1944 (avec 13 dessins de Dignimont). Colette a sans doute voulu compléter le portrait de ses domiciles successifs, tel qu’il avait été déjà amorcé dans Mes apprentissages, mais aussi dans La Naissance du jour et dans La Treille muscate (pour Saint-Tropez), et tel que son retour, depuis 1938, au Palais-Royal, semblait devoir en clore la série.

Le fil du texte

Colette suit, pour l’essentiel, les étapes de sa vie telles que les révèlent ses domiciles, de la rue Jacob (temps de son premier mariage) à la rue de Villejust puis dans le quartier des Ternes (logis d’après la séparation d’avec Willy). L’époque Jouvenel correspond au singulier chalet de Passy, puis à l’hôtel particulier du boulevard Suchet, en bordure du bois de Boulogne. La séparation d’avec Jouvenel la conduit à un entresol du Palais-Royal, puis à l’hôtel Claridge, sur les Champs-Élysées, et rue de Marignan, dans le même quartier, avant le « modeste miracle » qui lui permet de revenir au Palais-Royal, mais cette fois à l’étage noble du même immeuble, lieu d’où est écrit, 4 ans plus tard, le texte que nous lisons.

Quelques pistes d’analyse

Ce petit livre adopte une perspective assez originale : si Colette semble renoncer ici aux fluctuations subjectives de la chronologie et à des effets juxtaposant des temps différents de sa vie, cet apparent récit continu vit de la succession de lieux, plus que des temps, ou plutôt de ce que ces lieux successifs, « maléfiques » ou « bénéfiques », selon une opposition qu’elle met en place dès les premiers tâtonnements de la rédaction, lui permettent de dire de sa vie, d’en éclairer subjectivement et indirectement les phases successives. Ce faisant, Colette reprend, mais en la pliant à des fins autobiographiques, une vieille recette de la fiction réaliste, celle de l’éclairage « métonymique » des personnages par leur environnement, des rapports complexes de causalité explicative qui peuvent découler de l’interaction des lieux et des personnages. Bien qu’elle ait d’abord songé à intituler son livre Le Décor sans personnages, on voit bien qu’en fait la description des logis successifs est la confession oblique de Colette comme seul « personnage » de son récit, et ce d’autant plus que les « personnages » dont elle envisageait si tôt l’éviction sont en effet absents, ou présents de façon très allusive : Willy n’apparaît pas rue Jacob, pas plus que Missy au temps de la rue de Villejust, et Henry de Jouvenel, pourtant associé à l’époque de Passy et du boulevard Suchet, n’est mentionné que comme l’« hôte » sans nom du chalet, dont le rôle dans la « naissance d’un enfant » n’est même pas précisé clairement, et dont la caractéristique de « maître » des lieux, boulevard Suchet, n’apparaît qu’au moment de son abandon du domicile conjugal. L’épisode Bertrand de Jouvenel, puis la liaison avec Maurice Goudeket (qui pourrait se douter qu’il était son voisin de chambre au Claridge, ou qu’il habite aussi au Palais-Royal à partir de 1938 ?) confirment cette stratégie élusive. C’est que l’essentiel est ailleurs, c’est qu’il y a bien pour Colette un « génie du lieu », et c’est l’aspect le plus remarquable du livre que cette façon de restituer la singularité, parfois « maléfique », il est vrai, la poésie aussi (y compris celle, toute imaginaire, d’un lieu – « songe » (le plus notable étant « certaine excavation de rocher, en bordure immédiate de la mer ») — « songe » dont les lieux effectifs, « imparfaits en cela que plusieurs » comme dirait Mallarmé, ne font qu’apparaître une « facette ». Au charme anecdotique de figurants occasionnels, connus ou anonymes, d’animaux familiers, se combine une subtile restitution des singularités poétiques de chaque domicile : « féerie » et « illusion » du chalet de Passy, mixte d’intimité et d’ouverture pour le logis de la rue de Villejust, mais aussi pour l’entresol du Palais-Royal, traversé par les « sons nocturnes », paradoxal charme provincial et « silence de grande altitude » au Claridge, Jardin archétypal du Palais-Royal… Telle est la façon pour Colette d’« habiter en poète », comme le voulait Heidegger, qui n’avait pas lu Colette…

Colette
1873 - 1954
La Société des amis de Colette est une association loi 1901, reconnue d’utilité publique. Elle a été créée en 1956 afin de perpétuer le souvenir de Colette et de promouvoir son œuvre. Elle rassemble aujourd’hui plus de 500 membres. Adhérez

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