L’histoire de l’œuvre
Cette œuvre, écrite de 1930 à 1931, publiée partiellement en 1932 dans Gringoire, puis, toujours en 1932 chez Ferenczi, sous le titre Ces plaisirs…, a connu en 1941 une nouvelle édition remaniée, sous le titre actuel, aux Armes de France (nouveau nom alors donné aux éditions Calmann-Lévy). Elle porte la trace de divers projets ou écrits antérieurs, plus ou moins transformés : un projet ancien de pièce sur Don Juan, puis une plaquette de 1931 intitulée Supplément à Don Juan, une réflexion sur l’œuvre de Proust et sur la différence dans son traitement de Sodome et de Gomorrhe, une plaquette de 1928 consacrée à cette figure notoire de Lesbos que fut la poétesse Renée Vivien. Elle porte aussi, dans une partie de sa thématique, la trace probable de la rédaction parallèle, en 1931, d’une adaptation théâtrale de La Seconde (1929).
Le fil du texte
Comme souvent, une composition savante se dissimule derrière des effets de juxtaposition ou de discontinuité. Le livre progresse souplement, en formulant les souvenirs et les considérations d’une Colette qui se pose souvent en observatrice plus ou moins neutre ou objective des diverses façons dont on peut ou doit subir l’emprise de ce qu’elle nomme l’ « Inexorable », ce « chiffre de membres mêlés », la fatalité conjuguée du désir, orthodoxe ou hétérodoxe, de « ces plaisirs qu’on nomme, à la légère, physiques » (épigraphe de l’édition de 1932, elle-même empruntée à un passage du Blé en herbe), de l’amour et de la jalousie, des dissentiments ou ressentiments entre les sexes, du don juanisme, etc. C’est donc une sorte de galerie de portraits que le lecteur découvre peu à peu, en commençant par le mensonge miséricordieux que « Charlotte » réserve à son jeune amant, puis en observant deux versions contrastées de Don Juan, puis, parallèles au monde hétérosexuel, nous découvrons la « Chevalière », Renée Vivien et quelques autres, pour le monde de Lesbos pris dans sa diversité, du « céleste » à la mélancolie ou l’autodestruction, en attendant quelques figures pittoresques de cette Sodome, « intacte, énorme, éternelle », qui « contemple de haut sa chétive contrefaçon ». Colette achève son livre, sur un mode plus intime, par des confidences sur l’expérience de la jalousie, par une réflexion sur les situations « triangulaires » et la complicité paradoxale qui peut ainsi s’établir entre deux femmes, mettant ainsi en déroute les conceptions ordinaires du « pur » et de l’ « impur ».
Quelques pistes d’analyse
La structure du livre en suggère la signification : sans être un « essai », et tout en prenant appui sur des données autobiographiques parfois dissimulées ou allusives, ce livre est doté d’un titre qui en suggère la dimension réflexive, même s’il s’achève sur une pirouette renonçant à définir le mot « pur » autrement que par le biais poétique de la métaphore. Livre d’une maturité s’ouvrant sur une distance croissante envers ce champ passé d’expérience (cette « galerie de vieux péchés » qu’évoque un envoi de Colette à Polaire…), il interroge, par le biais de rencontres et de dialogues, le bien fondé des idées reçues, d’une « morale » convenue : la « débauche studieuse » de l’observatrice lui permet ainsi, chemin faisant, de donner à ses portraits, parfois hauts en couleur, la dimension d’humanité souffrante (ou parfois divertissante) qui leur est souvent déniée au profit d’une banale incrimination de « vice » ou de vie « contre-nature ». Le pittoresque des évocations n’est donc jamais gratuit, et ne sert qu’à faire apparaître la diversité des conduites, des choix mais aussi des destins, les jugements de valeur étant souvent suspendus (Charlotte a-t-elle tort ou raison de mentir à son amant sur sa jouissance ? est-il normal de vouloir tuer par jalousie ? Don Juan est-il un être « vide » qui se trahit par le « crédit illimité » qu’il donne au « plaisir » ? qui fixera les traits de l’ « androgyne » qui, « anxieux », « erre » et « mendie tout bas » ? Que dire de la dimension « chimérique » des désirs d’un certain « Pepe », pour qui Paris devenait un « enfer voluptueux » ?). Loin de tout pathos revendicatif ou « communautaire », Colette n’est que plus subversive par l’accent qu’elle met sur les naufrages communs à tous, face à ce « récif sourd et inintelligible, le corps humain », sur la réelle gravité des enjeux en pareille matière, récusant par avance certaine doxa contemporaine de la « performance » et de la « consommation ».